Témoignage d’une éducatrice spécialisée travaillant avec les familles

lundi 27 avril 2020
par  Sud éduc 34

SUD éducation 34 a reçu le témoignage d’une éducatrice spécialisée, syndiquée à SUD Santé/Sociaux. Elle souhaitait nous faire connaître et partager avec le secteur enseignant la façon dont la « continuité pédagogique » en période de confinement est vécue par les familles qu’elle accompagne.

La protection de l’enfance en milieu ouvert

J’occupe depuis près de 30 ans un poste d’éducatrice spécialisée dans une association relevant de la protection de l’enfance, en milieu ouvert.
J’interviens dans le cadre de mesures d’AEMO (assistance éducative en milieu ouvert). Il s’agit de mesures ordonnées par les juges des enfants, au bénéfice de mineur-e-s en situation de danger. Les enfants vivent dans leur famille que nous accompagnons sur la base des attendus du magistrat avec pour objectif de réduire le danger.
Le danger, c’est au sens de l’article 375 et suivants du code civil :

Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l’un d’eux, de la personne ou du service à qui l’enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public. Dans les cas où le ministère public a été avisé par le président du conseil départemental, il s’assure que la situation du mineur entre dans le champ d’application de l’article L. 226-4 du code de l’action sociale et des familles. Le juge peut se saisir d’office à titre exceptionnel.

Ainsi, les enfants vivent auprès de leurs parents, ils vont à l’école, fréquentent le centre de loisirs, bénéficient de soins paramédicaux (orthophonie, suivis psychologiques…).
Beaucoup des familles accompagnées vivent une situation de précarité financière, présentent des fragilités personnelles, des difficultés éducatives. Elles sont aussi confrontées à un isolement social et/ou familial. Beaucoup d’entre elles ont des parcours de vie qui les ont éprouvées. Pour ces personnes, le rapport à l’école peut être altéré.

Aujourd’hui, comme tout un chacun, ces familles sont soumises au confinement dans des conditions rudes : exiguïté du logement, sur-occupation, pas d’espaces extérieurs, accès aux parcs publics impossibles. Beaucoup sont des familles monoparentales, d’autres connaissent des violences intrafamiliales.

Problèmes matériels

Aujourd’hui, il n’y a plus d’école, c’est trop chouette ! Mais si, il y a école quand même ont dit les maîtresses et les profs ! Et ceux-ci se sont assurés que chacun-e avait à la maison une connexion internet, un ordinateur, une adresse mail pour envoyer le travail aux fins d’assurer « la continuité pédagogique ».
Mais pour certains enfants, s’il y a un ordi à la maison, il n’y a pas d’imprimante. Il y a Internet sur des téléphones portables, avec connexions en données mobiles, pas toujours une box et un forfait Internet limité à des connexions ponctuelles ou dédiées aux loisirs, certainement pas à la réalisation d’un travail scolaire. Et puis, il n’y a pas toujours qu’un seul enfant par famille !

Je découvre que les enfants ont des compétences en informatique sur un téléphone mais ne savent pas utiliser les courriels. Les fichiers mp4 ne s’ouvrent pas toujours parce que les équipements ne sont pas en compatibilité...

La petite Julia en CM2 est bien coquine ! L’ordinateur portable que sa mamie lui a offert à Noël ne fonctionne plus. Me voilà reconvertie en Hotline avec succès, il s’agissait de charger la batterie ! Et dès lors, je constate que Julia ne sait pas utiliser une boite mail, ne connaît pas ses codes d’accès à ENT… Les écueils franchis, on perd Julia quand même, parce que papa et maman ne parviennent pas à s’entendre sur le travail scolaire et ma priorité, c’est de garantir la sérénité du foyer.

Une masse de devoirs impossible à gérer par les parents

J’ai pu me mettre en lien avec quelques enseignant-e-s, dès lors que les parents m’ont alertée sur leurs difficultés et je constate le travail colossal qu’ils et elles fournissent quotidiennement pour leurs élèves. C’est tellement colossal que je m’interroge sur le temps qu’il leur reste pour aller ramasser des fraises pour Sibeth. De mon côté, je suis en télétravail, je ne peux pas aller à domicile alors je bidouille avec ce que m’envoie la maîtresse pour tenter de relayer auprès de l’enfant, mais c’est forcément en décalé dans le temps ; alors il faut à la fois « coacher » l’enfant, le rassurer et l’encourager, gronder un peu mais il est impossible de tenir le rythme de l’enseignant-e.

Il y a les petits qui ont la chance d’avoir les outils à la maison, des parents qui assurent le travail auprès des enfants, quand ils sont disponibles pour le faire (tout le monde n’est pas en télétravail) ; ceux-là me sollicitent parce qu’ils crisent « on comprend rien à l’exercice » me dit Mme L. qui m’envoie l’exercice pour que je la guide (je sollicite mon époux pour avis parce que moi aussi, je coince ! C’est rassurant pour Mme L. qui se moque de moi !).

Et tout récemment, une école m’envoie le mail qui est adressé à toutes les familles, mail qui communique le numéro vert gratuit (0 805 827 827) de la plate-forme Enfance et Covid avec mention que les parents frôlent le burn-out ….
Je me demande si la maîtresse n’est pas sur le point de sombrer elle aussi : elle envoie des mails aux familles à 23h30…

Des urgences à traiter, avant de s’occuper de l’école !

Les enseignant-es ont commencé à perdre des élèves, parce que l’école n’est pas forcément la priorité, parce le rythme veille/sommeil s’est modifié au fil des jours...

L’ado décrocheur a encore plus décroché mais au moins, il respecte le confinement. Pour le raccrocher, il nous faut attendre la réouverture de la MLI (Mission Locale d’Isertion) ; son jeune frère s’organise avec le soutien des aînés. Je n’ai pas les moyens de vérifier, je dois faire confiance, on verra cela à la rentrée.

A l’école maternelle, il y a du travail aussi ! La maîtresse est chouette, elle fait passer les activités qu’on relaye en format papier dès que possible, le lien est établi avec l’enfant par téléphone mais sa maman est enceinte, elle n’est pas très disponible, il y a aussi les petits frères, et le handicap.

Monsieur S. n’a pas d’ordi, ne répond pas aux mails de la maîtresse qui me les envoie pour que je fasse suivre ; mais Monsieur S. a d’autres priorités que l’école : il est seul, il faut qu’il remplisse le frigo, il va faire quelques chantiers pour assurer le loyer… Alors je finis par passer à la maison avec un beau classeur pour la petite qui l’accueille avec un sourire éclatant. Mais elle n’aura pas le plaisir de relever les défis sympa de la maîtresse. Moi je sais que la plupart de ses camarades les relèvent, la petite Maëlle sera encore plus en décalage le 11 mai… si elle retourne à l’école, si son papa n’a pas peur de la « déconfiner ».

Retour à l’école ?

Au lendemain de l’allocution de Macron, Monsieur A. m’appelle parce qu’il n’est pas d’accord de remettre son petit à la crèche, il a peur, la maman aussi.
Et beaucoup de familles témoignent de leur appréhension par rapport au 11 mai, elles ne savent pas encore comment ça va se décliner. Majoritairement, elles énoncent leur volonté de ne pas remettre leurs enfants à l’école.
Si beaucoup de parents sont dans un lien douloureux avec l’école qui n’a pas été pour eux un lieu d’épanouissement et de réussite, ils reconnaissent que c’est dur de faire l’école à la maison et repèrent les difficultés scolaires ou d’attention et de concentration de leurs enfants, des difficultés qu’ils ne pouvaient pas entendre venant de l’école.

Et il y a tous ces enfants qui ont trop décroché pour pouvoir se raccrocher en mai, juin ou septembre, parce qu’on a cru que la continuité pédagogique sacrément bien menée par les enseignant-e-s pourrait être aisément assurée dans les foyers dont beaucoup souffrent de la réalité de la fracture numérique.

D’autres liens, plus solidaires ?

Pressions multiples à tous les échelons, chacun-e dans sa place doit répondre aux obligations faites, il est demandé d’être dans la bienveillance… Et je fais l’expérience de cette bienveillance à mon endroit, de la part de familles avec lesquelles un lien différent s’établit, qui s’ouvrent en cette période de confinement à l’altérité.

Alors je m’ose à la confiance en la capacité des personnes à se déconfiner dans un esprit de solidarité... Monsieur A. m’a dit : « vous savez, les riches qu’ils sont, les pauvres dont je fais partie, on est tous au même niveau face au virus, le monde ne sera plus pareil après. »

Pourvu qu’il ait raison Monsieur A. !

Témoignage d’une éducatrice spécialisée travaillant avec les familles